Par Renaud ROQUEBERT & Clémence BAUCHE
Dans le contexte actuel de la crise du Covid-19, les entreprises en difficultés sont à la recherche de solutions efficientes pour limiter les conséquences financières découlant de cette crise. Si elles peuvent bénéficier des facilités de paiements et autres mesures fiscales adoptées en urgence par le Gouvernement, des mécanismes déjà existants permettant d’améliorer leur trésorerie peuvent être mis en place.
Le financement d’une entreprise en mauvaise santé financière peut être réalisé grâce à des instruments variés visant des objectifs distincts : injection de sommes d’argent dans la trésorerie ou allègement de l’endettement.
Lorsque l’objectif poursuivi est de diminuer la dette d’une entreprise, l’abandon de créances peut s’avérer opportun. Cette opération peut prendre la forme d’une subvention, d’un prêt sans intérêt et, plus majoritairement, la forme d’un abandon de créances.
Dans le contexte actuel où nombres d’activités sont à l’arrêt partiel, voire total, l’abandon de créances peut s’avérer être une option intéressante pour les entreprises afin de permettre le maintien des relations commerciales et d’assurer la continuité de leur activité autant que faire se peut. Toutefois, avant de mettre en place un tel mécanisme, afin de se prémunir de toute remise en cause en cas de contrôle fiscal futur, deux problématiques principales devraient / doivent être analysées : (ii) la justification du caractère commercial de l’abandon et (iii) son corollaire, l’exclusion partielle voire intégrale de cet abandon de créances des charges de la société aidante.
I- Retour sur la notion d’abandon de créances et son traitement fiscal
L’abandon de créances est défini par la doctrine administrative comme « la renonciation par une entreprise à exercer les droits que lui confère l’existence d’une créance »1 .
Fiscalement, deux types d’abandons de créances doivent être distingués :
– L’abandon de créances à caractère commercial trouvant son origine dans les relations commerciales entre entreprises et consenti notamment pour maintenir des débouchés ou pour préserver des sources d’approvisionnement.
– L’abandon de créances à caractère financier consenti dans le but de soutenir financièrement une entité, étranger à tout but commercial.
La qualification du caractère commercial ou financier de l’abandon est essentielle car elle a un impact sur son traitement fiscal.
Ainsi, concernant la société aidante, lorsque l’abandon de créances revêt un caractère financier, la charge correspondante ne sera pas déductible fiscalement sauf dans le cas où la société bénéficiaire de cet abandon fait l’objet d’une procédure collective ou à hauteur de la situation nette négative de cette dernière (voir ci-dessous le point III de l’article).
S’agissant de la société aidée, « l’abandon de créance entraîne nécessairement une diminution du passif de la société́débitrice et, corrélativement, à due concurrence, une augmentation de son actif net »2. Dès lors, le montant de l’abandon constitue un produit d’exploitation imposable au taux de droit commun d’impôt sur les sociétés.
II- De la difficulté de justifier du caractère commercial d’un abandon de créances entre sociétés affiliées : absence de prise en compte de la notion d’intérêt de groupe
Principe à toute déduction de charges d’un point de vue fiscal, la société consentant l’abandon doit démontrer que celui-ci constitue un acte normal de gestion.
De manière générale, la jurisprudence répute anormal tout acte de gestion qui met une dépense ou une perte à la charge de l’entreprise ou qui prive cette dernière d’une recette sans que l’acte soit justifié par les intérêts de l’exploitation commerciale.
Toutefois, le principe de non-immixtion de l’administration fiscale dans la gestion de l’entreprise entre en confrontation directe avec le point ci-dessus. De ce principe découle le fait que la charge de la preuve de l’anormalité d’un acte incombe à l’administration fiscale.
Cependant, elle est réputée apporter cette preuve dès lors que le contribuable n’est pas en mesure de justifier cette charge dans son principe et dans son montant.
1 – Ainsi, et avant tout débat d’espèce, il est nécessaire que l’abandon de créances soit inscrit en comptabilité en tant que « charge » chez la société qui consent l’abandon et en tant que « produit » pour la société bénéficiaire. A défaut, le risque serait la requalification de l’acte en libéralité de sorte que la charge correspondante devra être rapportée au résultat imposable de la société aidante. Dans ce contexte, il est impératif pour le contribuable de comptabiliser correctement l’aide octroyée.
2 – En parallèle, au soutien de l’établissement du caractère normal de la gestion, une documentation détaillée devra être tenue afin de justifier de l’intérêt propre de la société aidante.
L’intérêt propre de l’entreprise est apprécié au cas par cas. Pour ce faire, l’administration fiscale et la jurisprudence s’attachent à certains critères tels que la nature et le montant de la créance abandonnée, les motivations réelles ayant conduit à cet abandon3 ainsi que « l’existence d’une contrepartie réelle et suffisante »4 .
Ainsi a pu être considéré comme relevant d’une gestion normale l’abandon de loyer consenti par un bailleur à son locataire-gérant dont la situation financière est temporairement dégradée5, l’abandon de créances permettant la préservation d’un élément d’actif tel qu’une marque6 ou d’éviter la liquidation judiciaire de la société aidée7 .
On le voit, le caractère commercial de l’aide repose donc sur (i) l’existence de liens commerciaux entre la société qui l’octroi et celle qui la reçoit et (ii) la motivation de l’aide qui doit permettre à la société aidée de poursuivre son activité économique.
3 – Un tel abandon de créances peut également être réalisé entre sociétés affiliées (sociétés sœurs ou entre une filiale et sa mère). Toutefois, cette circonstance ne modifie pas l’appréciation qui est portée au caractère normal que doit revêtir l’abandon.
En conséquence, à l’instar des abandons consentis entre sociétés juridiquement indépendantes, seul l’intérêt propre de la société aidante justifie la déduction de l’abandon de créances. La jurisprudence considère en effet que l’intérêt général du groupe ne suffit pas, à lui seul, à justifier le caractère normal d’une aide.
Ainsi, une filiale ne justifie d’aucun intérêt propre dans le fait d’abandonner une créance sur sa mère dans le but que cette dernière puisse elle-même abandonner une créance sur une autre de ses filiales sans qu’il n’existe de lien commerciaux ou financiers entre ces sociétés sœurs8 . De même, l’existence de relations d’affaires de longue date entre deux sociétés qui ont un associé commun ne constituent pas, en l’absence de toute autre considération, une justification suffisante à l’octroi d’un prêt sans intérêt9 .
En pratique, dans les relations entre sociétés liées, la ligne entre le caractère financier et commercial de l’aide est très tenue. L’administration fiscale s’attache ainsi à vérifier rigoureusement que cette aide ne revêt pas en réalité une intention financière plutôt que commerciale. En conséquence, il n’existe que peu de jurisprudences accueillant l’intérêt de la société aidante comme permettant de justifier le caractère commercial de l’aide10.
Aucune communication ou mesure prises par le Gouvernement jusqu’alors ne permettent de considérer que de tels critères seraient assouplis dans le contexte de la crise sanitaire actuelle. Ainsi, compte tenu de l’incertitude dans laquelle nous vivons, nous ne pouvons que recommander aux entreprises, liées ou non, souhaitant réaliser de tels abandons, d’établir une documentation robuste et détaillée permettant de justifier du caractère normal de l’aide et de souligner l’intérêt d’exploitation de la société aidante.
Par ailleurs, une attention toute particulière devra être également portée aux abandons de créances dans le cas d’une modification de la politique prix de transfert mise en place dans le cadre de la crise sanitaire (sur ce sujet, vous pouvez consulter un article détaillé sur la nécessaire adaptation de la politique prix de transfert dans le contexte actuel sur le site Internet du cabinet LightHouse LHLF).
Cette justification est d’autant plus importante que, depuis le 1er janvier 2019, ces abandons de créances, n’étant plus neutralisés aux bornes du groupe intégré, ces derniers ne sont plus neutres fiscalement.
Toutefois, nous pouvons constater une lueur d’espoir suite à la promulgation, le 26 avril dernier, de la loi de finances rectificatif pour 2020 11 prévoyant un nouveau cas dérogatoire de déductibilité des abandons de créances de loyers. Ainsi, est rajouté à l’article 39 du CGI, la possibilité pour les bailleurs de déduire intégralement les abandons de créances de loyers, consentis entre le 15 avril et le 31 décembre 2020, afférents à des immeubles donnés en location à une entreprise. Parallèlement, un tel abandon n’est pas imposable entre les mains de la société bénéficiaire. Toutefois, cette mesure ne s’applique pas lorsqu’il existe des liens de dépendance au sens de l’article 39, 12 du CGI12 entre le bailleur et le locataire.
III- Du nécessaire assouplissement des abandons de créances à caractère financier dans le contexte de la crise du Covid-19
1 – Alors qu’un abandon à caractère commercial est déductible intégralement, l’abandon de créances à caractère financier est exclu, pour la totalité de son montant, des charges déductibles de la société qui les octroie.
Toutefois, il convient de rappeler que la déductibilité d’un abandon à caractère autre que commercial peut faire l’objet d’une déduction fiscale limitée dans son montant à hauteur de la situation nette négative de la société bénéficiaire après abandon.
2 – Rappelons, par ailleurs, que la déductibilité de l’abandon est possible lorsqu’il est octroyé une entreprise soumise à une procédure collective (i.e. procédure de sauvegarde, de redressement, de liquidation judiciaire ou d’insolvabilité) et dès lors qu’il est justifié par l’intérêt financier de la société aidante13.
Ainsi, la déduction des aides à caractère financier n’est admise que lorsqu’il est généralement trop tard, la société bénéficiaire n’étant probablement pas en mesure de faire face à ses difficultés financières. Dans le futur et d’autant plus dans le contexte économique actuel, cela peut avoir des impacts financiers négatifs sur la préservation de l’activité de la société aidante elle-même.
3 – Enfin, s’agissant de la société aidée, il est possible que l’aide ne soit pas comprise dans son résultat imposable dans le cas où (i) l’abandon est consenti par une société mère (détention d’au moins 5% du capital de la filiale) et que (ii) la filiale s’engage à augmenter son capital au profit de la société aidante pour un montant équivalent avant la clôture du second exercice suivant14 (en pratique, pour un abandon de créances octroyé au cours d’avril 2019, l’augmentation de capital devra être réalisée au plus tard à la clôture de l’exercice fiscal 2021).
Conclusion
Alors même que le mécanisme de l’abandon de créances pourrait être perçu comme une opportunité par les sociétés souhaitant soutenir financièrement leur groupe, une vigilance particulière doit être portée sur le respect des conditions fiscales de déductibilité de telles aides.
Cette vigilance doit être formalisée à travers une documentation comptable et fiscale robuste qui permettra de justifier du caractère normal de la gestion de la société aidante au cours des contrôles fiscaux futurs.
En tout état de cause, compte tenu de la période actuelle, la limitation de la déductibilité des abandons de créances aux seules situations de procédures collectives nous paraît très dommageable. Dans ce contexte, et en l’absence de mesures d’assouplissements concernant les règles fiscales des abandons de créances, l’augmentation des difficultés financières des entreprises ne pourra être que constatée.
Toutefois, espérons que l’administration fiscale, lors des contrôles fiscaux post-crise, regardera d’un œil bienveillant les abandons de créances réalisés pendant la crise.